18/20 à nos délires intérieurs
Quand nous partons dans nos délires, loin du réel, le temps qui passe n'existe pas vraiment...
Assis au volant, vous conduisez et roulez tranquillement quand un type - c’est forcément un type -, vous fait une queue de poisson en se rabattant dangereusement. Pris par la peur et la colère, vous l’insultez depuis l’intérieur de votre véhicule, avec un vocabulaire qui tourne autour des métiers du sexe rémunéré et des initiatives interlopes douloureuses. Vous lui tendez un majeur agressif qu’il remarque dans son rétroviseur. Il vous le rend et semble crier depuis sa voiture. Il freine même, pour vous intimider. Vous vous arrêtez et faites semblant d’accepter le combat en ouvrant la portière. Il redémarre et vous restez un peu stupide avec votre porte ouverte. Soulagé quand même, on ne sait jamais, ça aurait pu être dangereux.
Le chemin se poursuit et ça roule plutôt bien mais vous l’avez toujours en ligne de mire. Commence alors le film des possibles, les fictions débarquent dans votre cerveau. Au prochain feu rouge, dans l’ordre :
1/ vous lui explosez sa gueule en quelques coups d’art martiaux mille fois étudiés sur les vidéos Youtube des plus beaux K.O. de boxe thaïlandaise ;
2/ vous vous approchez de lui et, au contraire, il est très costaud et il vous soulève du sol d’une main en parlant russe, le mec est videur dans un casino à Moscou et il mange des chats au petit-déjeuner, vous regrettez d’avoir klaxonné et vous lui demandez pardon en espagnol car à part Pravda et Glasnost vous ne connaissez pas un mot en russe ;
3/ vous constatez que le type a quatre-vingt dix ans et que c’est Mr Loupet votre ancien prof d’histoire qui vous tirait l’oreille en 5ème2, vous lui souriez d’un air généreux en passant l’éponge pour cette fois et en lui disant d’aller manger ses cheveux car vous n’avez pas une meilleure insulte à cet instant ;
4/ Le type est un travesti de chez Madame Arthur ; des petits singes déguisés en astronautes -sans doute font-ils partie du spectacle - sautillent dans la voiture en poussant des cris stridents, vous lui dites que vous adorez ce qu’ils font et que c’est mieux de ne pas doubler en grillant des lignes blanches, c’est là que le type répond qu’il est désolé mais que tous ces singes ça lui casse sa concentration d’artiste démaquillé ;
5/ Vous ouvrez la portière mais le type en fait est Charlize Theron, en vacances à Paris, qui se rend à une interview pour la sortie de son film, elle est désolée et vous demande si vous pouvez l’accompagner, et pourquoi pas diner avec elle et lui faire l’amour toute la nuit parce qu’elle est célibataire “les hommes me trouvent trop belles ils ont peur de m’approcher vous comprenez ?”, bien sûr que vous comprenez, c’est pourquoi vous l’aidez à sortir de sa voiture puis tentez de l’embrasser mais elle a une tête de plus que vous alors elle vous soulève et vous pose sur le capot de la voiture en prenant l’accent russe comme dans “Atomic Blond”, c’est là que vos bases de russe vous reviennent et que vous lui dites Ya tebya lyublyun, je t’aime.
Dans tous les cas la police soudain débarque et vous sépare, des femmes hurlent, un vélo vous bouscule et tout le monde vous en veut, vous sortez un flingue et tirez dans le pied du gros russe pour lui apprendre à conduire, les singes s’auto-détruisent et le travesti se met à chanter La vie en rose. Le soir vous êtes en prison et on prévient vos collègues que vous avez été arrêté pour ça. Vous êtes assez satisfait pour l’ego car ils vont en parler longtemps, à la cafétéria, mais vous passez la nuit en cellule…
Pendant tous ces délires (une minute pleine, peut-être deux), votre temps de vie a été occupé à 100% par une vie qui n’existe pas. Vous n’étiez pas vraiment là. Factuellement, on avait deux voitures dans le trafic et si quelqu’un avait observé la scène, il aurait juste vu deux hommes énervés, chacun derrière son volant, en train de crier dans le vide. Personne n’aurait pu imaginer que vous étiez dans Charlize Theron…
L’anesthésie de nos fictions
Nous traversons les jours en additionnant ces minutes irréelles. Nos fictions intérieures sont faites de nos allers retours constants entre le passé et le futur, nos visions, nos rêves, nos envies immédiates, nos peurs, nos instincts réprimés et nos délires, magmas d’angoisses, projections, tâches à réaliser, frustrations, pulsions, mélange d’images pensées et d’images vues. Ces pensées n’ont rien à voir avec la réalité. Nous passons en continu à côté du réel.
Seuls les événements forts nous alignent. C’est pour ça que les événements sportifs nous rendent joyeux ; parce que le temps d’un match ils nous synchronisent dans un même espace temps. Chacun de nous quitte ses mondes inventés et reste concentré sur ce qu’il voit. Nos fictions se taisent et laissent son entière place au réel qui nous rassemble momentanément. Le choc d’une victoire nous rend heureux, celui d’un attentat nous rassemble : ces rares moments où nous faisons taire notre scénariste parce que ce qui surgît prend toute la place.
Dénuement et tranquillité
On envie parfois les gens qui n’ont rien mais semblent pourtant heureux et calmes. Ce qu’on envie ce n’est pas leur dénuement, mais c’est qu'ils ont l’air heureux. Dans ce réel objectif qui est pourtant le même que le nôtre, leur monde inventé est stable. Leurs imaginaires sont apaisés, légers, sans trop d’images de sang, de meurtres ou de viols. Ils sont dans des films lents et jolis. On l’éprouve parfois, cette quiétude. Devant un coucher de soleil la beauté vous apaise. La beauté, c’est ce qui vient défoncer les mondes imaginaires. L’espace d’une admiration, vous êtes anesthésié. Un coucher de soleil, la mer, un tableau, une vallée sous la neige. Des décors qui s’imposent. On dit “j’ai pris une claque” et c’est exactement cela. La beauté de l’art ou du réel vous ont remué les neurones et planqué une fois de plus vos fictions dans un coin. Le réel a pris le relais dans son immense beauté.
Chacun dans nos fictions, désynchronisés, occupés par mille démons... Il en faut de la volonté, et de la beauté, pour nous accorder sur un réel calme et possible.
Ah ben voila t’as fini par t’y mettre! Putain t’as été long et tu m’as manqué mon pote. “Ces pensées n’ont rien à voir avec la réalité. Nous passons en continu à côté du réel.” C’est quoi la réalité et le réel pour toi? Mes rêves sont bien plus vrais que ce que je vis quand je suis éveillé.
T’as vraiment bien fait de le réouvrir ce blog !
20/20 avec les félicitations du jury, ou comme on dit en Belgique c’est tellement plus classe, avec « La Grande Distinction »