Jean-Catherine est-il en détresse ?
Comment savoir... Près d’un salarié sur deux estime être en “détresse psychologique”, est-il dit dans une étude récente menée par un cabinet spécialisé.
On y lit cette analyse : "Le télétravail intégral pèse sur la santé mentale des salariés qui estiment à 47% être en détresse psychologique, contre 30% pour les salariés qui ne pratiquent jamais le télétravail. En cause ? Une surcharge de travail et davantage de difficultés à déconnecter".
Détresse c'est fort comme mot.
On ne parle pas d'un petit coup de mou. Avec le mot détresse, tu sens le mec qui pleure assis à son bureau de salon avec un drap sur lequel il a écrit SOS, avec de la peinture initialement destinée à la chambre de son bébé finalement mort-né avant que sa fiancée se tire avec le pompiste péruvien de la station BP dans laquelle il ouvre un crédit à chaque fois qu'il fait le plein pour sa Citroën Visa de 1985 récupérée de sa grand-mère trop tôt disparue dans la forêt de Fontainebleau à cause d'un Alzheimer foudroyant déclaré en dix minutes. Sale histoire.
D'où une certaine détresse.
Le problème avec son message SOS c'est que personne ne peut le lire car il habite un deux pièces dans le treizième, avec notamment un plafond, et six étages au-dessus de lui, ce qui empêche les avions de lire son signal ; d'autant plus que le survol de Paris est interdit. Autant dire que le mec est seul dans sa mouise, isolé dans son urbanité.
Quand sa N+2 lui a demandé pourquoi il se sentait faire partie des terriens en détresse, Jean-Catherine sortit un petit papier sur lequel il avait scrupuleusement noté l'étymologie du mot à des fins d'argumentations. Il lui lut avec application. "Détresse vient du latin populaire districtia, « chose étroite, étroitesse », dérivé de districtus, « serré », à l'origine du mot détroit. Sentiment de délaissement, d'abandon, d'angoisse, de désespoir.”
"Vous vous sentez à l'étroit dans notre entreprise ? Pourquoi ne partez-vous pas alors ?", dit-elle froidement.
Jean-Catherine eut envie de se décomposer dans la moquette jaune pomme. Lui qui aurait voulu être garde-forestier, il devait supporter l'autorité de cette méchante femme qui avait pris le pire de l'homme. Désormais il se sentait flaque, c'était sa nouvelle identité de genre. "Réveillez-vous Jean-Catherine !", poursuivit-elle, "Vous êtes quatre jours chez vous et un jour ici, que demandez-vous de plus ?".
Ce qu'il demande de plus ne tient pas dans une conversation. Il voudrait évoquer avec elle le fait qu'il bosse en continu, suffoquant sous ce qu'on appelle vulgairement dans le métier une surcharge de travail. Lui qui n'avait jamais souffert d'hémorroïdes, il doit désormais se oindre le fondement d'une crème inefficace qui ne le soulage que le temps de l'application mais ne fait qu'humidifier son problème à défaut de le résoudre. Sa scoliose chronique s'est réveillée du même coup, l'obligeant à travailler debout pour faire croire qu'il est sportif. C'est juste que sinon il pleure, ce qui n'est pas vendeur en réunion.
"Surcharge de travail ?", répète-t-elle, outrée, "dites-le si vous ne pouvez pas suivre, on peut travailler sur une réorientation...".
Jean-Catherine a peur du mot réorientation, il a l'impression qu'on va le pousser dehors, qu'on ne l'estime plus à sa juste valeur. Valeur bien faible, pense-t-il, lui qui n'a jamais su ce qu'il voulait faire dans la vie. En tout cas, il n'en peut plus d'analyser et de riporter. On dit riporter dans les open space. Ça vient de l'anglais. L'anglais, c'est Willy ce connard du quatrième qui oblige tout le monde à parler sa langue même quand on est trente en visio-conférence parce qu'il n'a jamais appris le français.
Jean-Catherine a envie de faire un bon mot pour détendre l'atmosphère. "Je vais porter plainte pour harcèlement sexuel !", dit-il en souriant à sa N+2. La vanne ne passe pas. La N+2 appelle la N-2 et demande une réunion d'urgence avec les N-1 et N+1, le M+3 et le Q-4. On en sort une équation à plusieurs inconnus, dont Nourad le stagiaire de troisième en observation assis dans un coin et que personne n'a calculé depuis maintenant trois mois, ni chez lui, ni à l'école, ni au bureau. Le jeune a le nez sur son smartphone depuis la rentrée, il n'a toujours pas déjeuné.
"Harcèlement sexuel ? Vous savez que lancer des fausses accusations peut vous coûter très cher ?", dit-elle avec un ton de Dupont-Moretti. "Je plaisantais...", dit-il, mais c'est trop tard. Le système s'est enclenché et l'armée des variables soutient la maîtresse. "Faute grave !, mais je vais être gentille, je vous accorde un truc à l'amiable, vous irez vous acheter du prozac avec votre chômage et comme ça vous soignerez votre "détresse", mime-t-elle avec condescendance.
Harcèlement au travail, manque de soutien social, charge émotionnelle, conflits interpersonnels, Jean-Catherine égraine les motifs de détresse au travail qu'il a trouvés sur un site de prévention de l’eczéma. Il coche toutes les cases. Sans parler du réchauffement climatique, du terrorisme, des virus, des scandales, des influenceurs, des moustiques tigres et enfin de son impuissance naissante depuis la rétrogradation de Saint-Etienne en Ligue 2. Il a toujours eu une vie sexuelle calquée sur les résultats des verts, sans pouvoir l'expliquer.
Pris de panique par ce sondage, il referme son ordinateur et décide qu'il ne dira rien à sa N+2. Quand t'es un homme tu ne parles pas de ta détresse, ça fait mauvais genre.
Quel bonheur de vous lire ! Voilà, c'est tout !
Je ne suis pas salarié, je ne suis pas en détresse… Enfin pour les deux, pas encore.