La vérité sur l'Ikigaï enfin révélée.
Sur l'île d'Okinawa, c'est là que les humains vivent le plus longtemps. C'est normal ils mangent du tofu, ratissent du sable et boivent du thé pieds nus en écoutant de l'ocarina.
Mais ce n'est pas tout, ils ont un truc qu'on n'a pas ici, ils ont une raison d'être, le fameux "Ikigaï".
Parce que si tu n'as pas de raison d'être clairement établie au petit déjeuner, c'est limite que tu n'ES pas. Tu crois que tu es, mais non, car tu n’as aucune raison. C'est un moine japonais âgé de cent-trente ans qui a posé les fondations de cette philosophie à la fin du huitième siècle. La légende raconte qu'à l'époque, les habitants du village, autrement appelés les villageois, grimpèrent sur les hauteurs d'Okinawa pour demander conseil à celui qui se faisait nommer Kiki (alors que son vrai prénom était Yugo, mais l'Histoire parfois est facétieuse).
"Dis-nous, ô grand Kiki, quel est le secret de ta longévité ?", hurlèrent-ils en coeur tout en présentant des offrandes à base de wasabi et de gingembre, avec la soupe et la salade comprises dans le menu H5. Kiki prit les victuailles et répondit par des questions, signe d'une grande sagesse : "Qu'est-ce que tu aimes faire, toi, le nigaud ?", dit-il à Shuro, le chef du village qui n'aimait pas ce sobriquet. "J'aime commander, ô grand Kiki !", répondit-il. "D'accord, et quel est ton talent ?", poursuivit le recordman du monde de la longévité. "Je suis doué pour la comptabilité !", répondit le nigaud. "D'accord, et comment peux-tu être rémunéré pour tes services ?", demanda encore le sage au kimono trop grand. "On me paie pour prendre des décisions !", cria le maire car Kiki était sourd depuis déjà plus de soixante ans. "Très bien ! Et selon toi, de quoi le monde a-t-il besoin ?", finit-il enfin de demander au chef des villageois qui n'en pouvait plus de cet examen inopiné. "J'en sais rien moi, c'est toi le sage !", répondit-il dans un excès de franchise désabusée.
Yugo le grand Kiki saisit son bâton de pèlerin et se leva péniblement. Les villageois n'en revenaient pas car on le savait économe en gestes. Il avança au milieu de la foule et dessina des cercles. Puis il releva ses manches et tendit ses bras vers le ciel en signe d'offrande aux nuages. En réalité, on découvrira plus tard (en lisant le tome trois de ses Mémoires d'un très vieux) que Yugo avait des mycoses sous les aisselles et que lever les bras était le seul réconfort connu à cette lointaine époque. Kiki se plaça ensuite au centre des quatre cercles ainsi formés et se mit à expliquer sa recette de vie.
"Le cercle du nord représente l'énergie créatrice. Ici notre ami a répondu qu'il aimait trop chanter...". Dans la foule on entendit des petites toux gênées car le maire avait bien dit "commander" et non "trop chanter", et donc on partait mal. Mais personne n'osa contredire Kiki. "Le cercle de l'ouest, c'est le don du ciel. Ici nous avons donc l'adaptabilité", scanda-t-il fièrement. Bien entendu tout le monde avait entendu "comptabilité" et non "adaptabilité" ; ça commençait à partir vraiment en sucette. "Au sud, nous avons la bourse, l'attribut de l'humain responsable, et le nigaud a dit qu'on le payait pour vendre des gros poissons, ce qui est un très beau métier !". Le maire tenta de rectifier en hurlant sa réponse, "prendre des décisions" mais Yugo-Kiki était en transe et c'était trop tard. "Enfin le cercle de l'Est symbolise la générosité face au monde, et là il nous a dit qu'il n'en savait rien, l'abruti". Tout le monde s'étonna que cette quatrième réponse soit juste, et le nigaud fût un peu vexé que cela tombe sur la seule réponse qu'il n'avait pas donnée.
"En vérité, je vous le dis, l'Ikigaï de Shuro se situe à la rencontre de ses points cardinaux. Il aime chanter, il est adaptable, il vend du poisson et il est un peu crétin !". Tout le monde rigola, sauf le maire. "Ton Ikigaï, Shuro, la raison pour laquelle tu te lèves le matin, c'est... C'est... Arrrggghhhhh...".
Kiki s'écroula d'un coup lourd. Shuro et les villageois restèrent sur leur faim, les larmes aux yeux. L'homme le plus vieux du monde venait de mourir sans livrer l'explication ultime, laissant vingt-deux enfants, cinquante-huit petits-enfants, deux-cents trente-six arrière-petits-enfants et mille huit cent douze arrière-arrière-petits-enfants totalement orphelins. La légende du grand kiki fut ainsi gravée dans le marbre au huitième siècle. Le dessin au sol fût reproduit sur les parois de la grotte de Kilomi, au nord-est de l'île, pour conserver à jamais le plus grand secret de l’humanité...
Onze siècles plus tard, un jour de mille-neuf-cent-quatre-vingt-huit, un étudiant en droit, business et danse africaine de l'université de Harvard, en vacances à Okinawa avec sa fiancée Deborah, entreprit de retrouver les fameux "Cercles de Kiki" dont il avait entendu parler en regardant Karaté Kid 3. Mickael et Deborah passèrent plus de trois semaines à chercher, plongeant dans les profondeurs d'Okinawa comme une tique dans le pelage d'un Terre-Neuve. La grande découverte fut merveilleuse et scella leur amour à jamais. Mickael et Deborah revinrent en Amérique avec des photos de l'Ikigaï et transformèrent une philosophie lointaine en best seller, podcast, masterclass à 399€ (sauf les trois premiers cours, offerts), chaîne Youtube et kimonos à l'effigie du fameux diagramme.
À la question "Quel est votre Ikigaï, Mickael ?" que lui posa la très compétente journaliste de CNN, il répondit simplement... "Deborah". Et tout le monde de rire sur le plateau.
L’Histoire, parfois, est le miroir de nos âmes.
Bonjour Anaïg, ça me rappelle quand j'étais étudiante, avoir lu le bouquin unique à ma connaissance de Brassens, "La tour des miracles" en partie dans les transports en commun, et de mes rires incontrôlables, au moins à l'époque, j'ai vu des faces me regarder et ça avait l'air communicatif, en tout cas mes voisins proches louchaient sur la couverture. Aucune idée de l'effet que me produirait aujourd'hui cette lecture, mais je suis sûre qu'il me resterait des rires intacts.
Une nouvelle fois merci beaucoup de ce bon moment !
Note pour moi même : ne plus lire vos posts dans les transports, au risque de passer pour une simple d'esprit ou de mettre trop de bonne humeur autour de moi ;)