L'humain au bout de la laisse me donne envie de partir loin.
Quand sous la pluie de décembre nos bestiaux se mettent à communiquer, l’obligation de parler à l’humain au bout de la laisse me donne parfois envie de prendre un aller simple pour Bali.
Et de revoir tous mes plans pour les trente prochaines et dernières années.
Il y a des heures pour les promenades et avec le temps on finit par connaître les gens, au moins leurs têtes, leurs habitudes et le comportement de leurs maudits clebs. Pour ma part c’est un Golden, autant dire que plus con ça n’existe pas. Plus gentil non plus. C’est la crème des clébards. À part manger et aimer, il dort. Le mien s’appelle Tao mais je l’appelle Mimi, pour des raisons évidentes. Il a onze ans et trois mois, ce qui nous fait un petit 81 ans en équivalent boulet humain. Je n’ai jamais compris ce calcul, parce qu’en réalité il est frais comme un gardon surgelé.
Certains maîtres sont comme moi, je les repère à leur posture, ils veulent éviter, eux aussi, toute forme d’interaction sociale. Tête baissée, AirPods en évidence, regard fuyant et pas rapide, tu sens qu’il ne faut pas s’attarder et ça m’arrange. Et puis il y a la meuf qui s’approche de toi de loin. Non seulement elle ne veut pas éviter le dialogue, mais elle vient le chercher car elle a envie de parler de son trésor.
Celle-ci est nouvelle, je ne l’ai jamais vue dans le coin. Elle me sourit de loin. Je ne suis pas sûr de son âge, j’hésite entre vingt-sept et soixante-deux. Elle porte des fringues de jeunes et une démarche de prof de cheval, un style un peu masculin et une casquette I love Cabourg. Elle a détaché son chien, un Golden lui aussi. Vous pourrez croire que tout va bien se passer mais le Golden est tellement con qu’il est raciste. Mais raciste envers sa propre race. Il se prend pour Highlander car il ne peut en rester qu’un. Si c’est un mâle bien sûr. Avec une femelle il sera sympa, voire frotteur. Là, à cette distance, je ne sais pas si le Golden est une Golden et si la proprio est en Fac ou à l’Ehpad. Je voudrais changer de direction vite fait, car le suspense n’est pas assez intense à mes yeux et je m’en remettrai de rester sur tous ces doutes identitaires. Mais nos chiens se sont repérés, ils se reniflent déjà les culs et il est trop tard pour faire comme si je n’avais rien vu.
- C’est un mâle ?, demande-t-elle.
- Oui, et vous ?
- Oui, aussi. Il a deux ans. Et vous ?
- Quatre-vingt-un.
Elle sourit, dubitative, mais elle pige la vanne. Il se trouve que la dame n’a ni vingt-sept, ni soixante-deux, mais une petite quarantaine flamboyante, et qu’au-delà d’un regard vert sombre sur une peau bronzée comme si elle avait passé sa jeunesse à St-Tropez, elle présente un sourire fort chaleureux. Du genre qui donne envie d’être sympa et de faire taire son anti-social qui perd son sang-froid.
- Donc quoi ? Onze, douze ans ?, relance-t-elle.
- C’est ça, onze ans et quelques. Ils ont l’air de ne pas se fâcher, dis-je pour entretenir le lien.
- Oui ça va, mais le mien est sympa, c’est rare que ça se passe mal.
- Oui, le mien aussi. Mais parfois on ne sait pas, entre Goldens ils se fâchent, poursuis-je en fin connaisseur de la race canine, diplômé en Retrievers.
- Ah bon ? Non, moi non, il ne se fâche pas.
Ça y’est, elle m’agace. Impression de me retrouver il y a quinze ans à la réunion parents-professeur en maternelle. Oui le mien il connaît son alphabet, et la mienne elle est propre, et le mien il a fait caca sur les murs pour exprimer sa créativité. Peut-être devriez-vous lui retirer le smartphone ? Quoi ? Tu me donnes des conseils éducatifs toi qui a de la moustache ?
- C’est bien d’avoir un chien pacifiste, c’est sans doute grâce à votre éducation, poursuis-je avec une imperceptible teinte d’ironie.
- Oui, j’en suis sûre. On a un coach. Il fait des vidéos sur TikTok. Il est super fort. Par exemple j’ai vu que le vôtre ne revenait pas tout de suite quand vous l’appeliez. Il paraît que c’est pas génial parce que… en cas de souci… Ce sera moins simple du coup. Enfin je dis ça, chacun fait comme il peut…
Je n’en reviens pas. Elle me donne des leçons. Déjà. Au bout d’une minute. Mon clebs est un senior respecté dans le quartier. Il n’a que trois combats à son actif dans toute sa vie ! Il les a tous perdus par abandon avant la fin du premier round. Cette manie de chercher les plus gros que lui aussi… À part ça c’est un milord. Il obéit à son rythme, c’est tout.
Tandis que nous parlons, j’ai bien vu que Mimi n’avait plus du tout envie de jouer avec l’autre con.
- Il s’appelle comment le vôtre ?, dit-elle.
- Tao. Et vous ?
- Romance.
- Romance ? Mais vous m’avez dit que c’était un mâle…
- Et alors ? C’est joli Romance. Il aime beaucoup son nom, hein Romance ?
Le dit Romance, entendant son nom, lâche les muqueuses de mon clebs et jette un coup d’oeil rapide à la dame. Il a l’air d’un premier communiant obéissant et docile, mais on dirait qu’un truc ne va pas. Je le sens dépressif.
- Il a l’air bizarre non ?, dis-je en montrant son chien à la dame.
- Bizarre ? Non, pourquoi vous dites ça ?
- Non mais je ne sais pas. Quand le mien fait cette tête-là c’est qu’en général il va être malade. Vous avez du parquet ?, poursuis-je, avec une toute petite envie de l’emmerder.
- Je vous ai vexé c’est ça ?, dit-elle avec un sourire de peste.
- Vexé ? Non pas pas du tout, oulala, mais pourquoi ? Parce que vous avez un coach et un chien non binaire ? Chacun fait comme il veut vous savez. Non, pas du tout, mais je vous dis juste qu’il a un truc qui ne va pas. Tao ! Viens ici ! Viens ici !
Mon clebs, fidèle complice, m’obéit sur le champ pour la première fois depuis des années. Il a senti qu’il devait coopérer. Que quelque chose se jouait de l’ordre de la dignité et de la connivence entre nous. Il a compris qu’il devait me faire honneur face au petit puceau malade et à sa maîtresse donneuse de leçons.
- Allez, bonne journée, merci pour vos conseils !, dis-je en rattachant la laisse de Tao à son harnais et en jetant un dernier regard à Romance qui semble avoir du mal à évacuer ses besoins primaires.
Je m’éloigne, réajuste mes AirPods, et reprends l’écoute d’À la recherche du temps perdu version audio.
PS : en cadeau le tableau des âges pour ceux qui auraient envie de me dire que onze fois sept ça fait soixante-dix-sept. Je te connais, l’internet.
Éclat de rire dans le métro. J’ai pensé à Mon chien stupide de John Fante.
Je suis parti loin ;)