02/20 à ces 5 mois aux toilettes...
Nos vies sont remplies de moments vides dans un temps compressé qui fonctionne en mots clés.
Notre cerveau condense nos grands moments dans des flashs visuels ou sémantiques qui sont comme des résumés de chapitres, avec des titres et une image en couverture. Vas-y, je te résume ma vie : « Garches, Passy Buzenval, service militaire, Tahiti, Publicis, j’monte ma boîte, mariage, Barcelone, enfants, San Francisco, Théâtre, cousin, Covid, Roumanie, etc".
Des mots clés en nuage qui donnent l’impression que notre vie tient en quelques secondes, mais c’est oublier la durée que cela a duré. Si l’on me demande, par exemple, de parler de mon service militaire, alors mon cerveau va exclure les autres mots clés et il va aller creuser dans le chapitre service militaire et ouvrir des sous-chapitres : la décision (partir au bout du monde), les classes à Canjuers, le voyage aux Marquises, la mort d’Ayrton Senna, le bureau de la méchante sergent-chef, le trip à Taravao (humide et impitoyable), le vol de ma musette (j’étais bourré à la Hinano), le mec au réfectoire qui voulait me taper (deux fois ma taille mais moins rapide), etc. Là encore le souvenir structuré s’organise comme le sommaire d’un tome d’À la recherche du temps perdu.
Si pour en savoir plus on me demande de raconter mon voyage aux Marquises alors je creuse encore, on appelle ça du data mining. Me reviennent en cascade le moment où j’ai levé la main pour faire partie de la mission, le départ du port de Papeete, l’odeur de kérosène de notre frégate, le passage près de Moora, l’adjudant relou, l’envie de vomir, l’exercice de survie (ficelé sur un brancard, avec la peur qu’on me jette à l’eau), la table du réfectoire avec les couverts qui glissent dans la houle, le réveil de la baleine (magique !), etc. Je pourrais raconter en deux heures le résumé d’un voyage d’un mois. Mais si l’on creuse encore et qu’on me demande de décrire par exemple cette soirée un peu spéciale aux Marquises, alors je peux rajouter une heure de plus pour résumer une nuit grivoise et improbable qui en a duré six ou dix. Je ne vais pas raconter en reproduisant le temps du réel, c’est impossible et tout n’est pas utile. Nos vies sont remplies de moments vides. Le temps du souvenir, puis le temps du récit, sont des répliques miniatures de la réalité. On pourrait compter en années chien inversées. 7 ans pour soi représenteraient à peine un an de souvenirs…
Les choses répétitives et sans intérêt représentent une part monstrueuse du temps passé sur terre. Prenons une nuit de 6 heures. L’idéal c’est 8, je sais, mais en vieillissant tout rétrécit, ou presque. 6 heures, c’est 25% du temps. Juste les nuits représentent 25% de notre temps de vie ! Tu arrives à 60 ans et tu as déjà 15 ans qui ont disparu dans le sommeil. Tu as donc fait 45 ans éveillé.
J’ai compté 20 minutes de salle de bain chaque matin et 10 minutes le soir. Une demi heure d’hygiène personnelle, au bout de 60 ans ça fait un an et 3 mois. T’as passé quinze mois dans ta salle de bain à temps plein ! Il ne s’est pas passé des trucs de fou dans tous ces moments salle de bain. Allez, peut-être la fois où t’as grimpé bobonne sous la douche mais ça ne va pas plus loin. J’arrondis donc : un an de salle de bain, restent 44 ans.
Les toilettes ! Je dirais un petit dix minutes par jour dans les bons jours. Là aussi tu n’as pas mille souvenirs que le cerveau doit conserver précieusement pour que ta vie ait l’air d’avoir été intense. Tu as écumé 1 tonne de PQ et une piscine d’Harpic : pas de quoi écrire une trilogie. 10 minutes par jour pendant 60 ans ? Ça nous fait 5 mois aux toilettes. Dit comme ça, ça paraît peu. Évidemment on vient de parler de 15 ans à dormir donc ça crée un biais d’ancrage. Maintenant notre cerveau va tout comparer à 15 ans. Mais quand même, imaginez, 5 mois aux chiottes c’est long. Déjà une demi heure quand on est un peu malade ça paraît une éternité. Alors 5 mois, tu sens la crampe s’installer !
Je n’ai pas parlé des courses pour le ravitaillement. Un petit marché chez Auchan une fois par semaine. Il faut bien compter deux heures tout compris. Le temps d’y aller, se garer, trouver un caddie propre, sans feuille de salade coincée dans la roue, une pièce de 1 euro qu’on n’a pas (il faut aller faire de la monnaie chez le cordonnier qui est à l’entrée mais qui en a marre qu’on lui demande ça mille fois par jour), ensuite les gens qui traînent avec leurs caddies au milieu des allées, le pot de crème fraîche explosé au sol, les hésitations, les oublis, la queue aux caisses, toujours la mauvaise file, la caissière qui ne trouve pas le prix de la boîte de soupe, la carte qui ne passe pas, le remplissage de coffre, ramener la caddie, faire la queue en sortant, arriver chez soi, trouver une place pas trop loin, appeler un enfant pour aider, s’énerver parce qu’il fait la gueule, remplir le frigo, les placards, se laver les mains et conscientiser qu’on a perdu deux heures de sa vie. Deux heures par semaine. On va sur un petit 120 jours chez Auchan. 4 mois. On passe 5 mois aux chiottes et 4 mois chez Auchan. Soit 9 mois en tout ! Le temps d’une grossesse pour acheter de la merde et s’en libérer.
Les transports ? Là non plus ce n’est pas ouf. Pour un travailleur français, la moyenne du temps passé chaque semaine dans les transports, tous modes confondus, est de trois heures trente. C'est-à-dire 160 heures chaque année, quasi 11 mois sur une vie de labeur. Je rajoute 4 mois pour les transports personnels, loisirs, vacances, visites de famille, ça nous fait 15 mois dans les transports, avec les toilettes et Auchan, ça nous fait deux ans.
Restent 42 ans, que vous allez résumer en mots clés, des synthèses qui passent en un clin d’oeil et ne rendent pas justice au temps réel d’une vie qui s’étire.
Après c’est une moyenne mais si vous êtes un gros dormeur et que vous dormez 8 heures par nuit et pas 6, bah au bout du compte vous vivrez 5 ans de moins éveillés. Vous êtes à 37 ans en conscience. On se rapproche doucement de la moitié de sa vie passée au lit, à squatter la salle de bain, habiter les WC, honorer Auchan et gueuler dans les transports.
Et vous vous demandez pourquoi ça filoche ?
Mon frère m'a dit une fois : la vie c'est court, mais c'est large.
Voilà qui donne une ouverture pour un autre mode de calcul, qu'on pourrait abusément appeler "quantique" ?
Y a un côté vertigineux à tout ce vide... et aussi face à cette répétition (Le jour de la marmotte/Un jour sans fin). Tu commences ton récit avec les "points d'ancrages", les "highlights". C'est flippant de découper sa vie en tranches, classées en arborescences. Dans Strava ça fait ça, j'ai arrêté. Google map me donne ce vertige quand je fais mes notes de frais, en suivant les déplacements dates par date.
Heureusement pour les rêveurs, il y a des instants d'éternité. Une fraction de seconde où l'univers entier ou un de ses fragments microscopiques te saute à la gueule, un eureka, une jouissance, ou un moment d'oubli total. C'est la vraie vie, jusqu'à cet instant, quand tu ouvres ce courrier à en-tête avec 1000 balles de PV à payer. La réalité, cette grosse pute