Trouver son why ? Ok. Mais pourquoi.
Dans l'univers des influenceurs business, il y a un type malin qui s'appelle Simon Sinek. Le gars est très fort, il a le visage propre du gendre idéal mixé au regard vif du serial killer.
Simon Sinek est américano-britannique, ce qui fait de lui un type excessivement enthousiaste tout en étant subtilement réservé. Son talent, c'est de dire des évidences avec un tel aplomb qu'on se sent en accord.
Son fait d'arme le plus célèbre, c'est le Why. C'est quand même balaise de s'approprier un mot aussi important. Un peu comme le Yes ou le Hello. En comparaison si tu t'appropries les mots culasse ou tabouret, t'es moins un influenceur. Lui c'est le Why. Tu n'as pas une conférence, un meeting stratégique ou une mission de conseil qui n'inclut pas, à un moment clé, l'intervention d'un consultant enthousiaste qui, citant son maître, demande à son audience si elle a défini son Why.
“Qu'est-ce que c'est que ça ?", demande le DG qui n'a pas le temps de glander sur Linkedin. Le consultant jubile car il apprécie cet instant où il justifie enfin ses honoraires. "Laissez-moi vous expliquer", dit-il. Il se lève et sur un tableau magnétique Velleda dont on a mal effacé les traces d’un vieux SWOT1 encore visible, il s'extasie devant les trois cercles concentriques qu'il vient de réaliser avec son marqueur bleu car le marqueur noir ne marchait plus. "Voici le Golden Circle", scande-t-il fièrement. C'est mieux de le dire en anglais, ça laisse penser que vous êtes bilingue et diplômé du MIT. En vrai, vous avez suivi un Mooc gratuit de quatre heures en 2019 mais ça fait quand même les gros titres dans votre CV. Par ailleurs le "Golden Circle" ça fait un peu Indiana Jones alors que le cercle d'or ça fait club libertin. "Le Golden Circle, c'est la clé de votre business Philippe !", ajoute-t-il. Un consultant digne de ce nom tutoie le DG car il le facture depuis douze ans et ne manque pas de lui envoyer un coffret foie gras pour Noël, en n'oubliant pas les deux places pour aller voir Carmen parce que la femme de Philippe est flûtiste à la paroisse et adore Bizet, la coquine. "Expliquez-nous ça !", ordonne Philippe, le DG intrigué. "C'est très simple, la plupart des entreprises maîtrisent le grand cercle extérieur, le What. C'est-à-dire que vous savez ce que vous produisez ou les services que vous vendez". Puis il montre le deuxième cercle, plus petit, en tapant sur le mot How. "Vous connaissez aussi votre How, c'est-à-dire que vous savez comment vendre, par quels moyens et quels canaux, le budget, les équipes, etc. Mais..." (il prend son élan et travaille l'intensité dramatique), mais la majorité, si ce n'est toutes les entreprises, n'ont pas défini leur Why. Leur Pourquoi. Le pourquoi vous faites ce que vous faites..."
Silence dans la salle de réunion. Le Codir est perplexe. Le Comex ne sait que dire.
"Bah moi je connais le Why", répond Philippe calmement. "Notre Why c'est de faire du pognon d'un côté, et des économies de l'autre. Point. Je crois qu'on tient notre Why..." L'ami consultant sourit, il s'attendait à cette réponse, il en a vu d'autres et des plus coriaces.
"Oui Philippe, bien sûr, tu as raison. Mais ça c'est le Why de tout le monde, c'est la réponse évidente, c'est la fonction-même du commerce. Mais le Why profond, c'est quoi ? Les gens n'achètent pas vos bénéfices ou votre gestion Philippe. Les gens achètent une émotion, une promesse de bonheur. Changer le monde, faciliter la vie, apporter la santé, faire voyager, donner de la joie. Il faut trouver un Why qui embarque les foules !"
Et là, Nicolas, le DAF, dans l'entreprise depuis dix-sept ans, ex-amant de Philippe et indéboulonnable en raison de son ancienneté et des ses sex tapes compromettantes, lève la main poliment. "Oui Nicolas ?", dit le consultant, en parfait animateur certifié. "C'est bien de trouver un Why, mais... Pourquoi ?", dit-il avec un air légèrement ironique tout à fait délicieux. Les vingt-sept cadres supérieurs présents autour de la table à douze mille euros de la grande salle Versailles se mettent à éclater de rire de concert, les trois femmes y compris. On sent une véritable connivence diplômée, une vraie ambiance de Bureau des Élèves. Le consultant rit jaune mais rit tout de même, car face à lui la solidarité des BAC+6 est trop compacte. Il sent que son Golden Circle a du plomb dans l'aile. Cela fait dix ans qu'il vend du Why et à chaque fois il y a un Nicolas ou une Catherine pour faire la vanne du pourquoi. Il prend des cachets pour soigner ses humiliations mais ça ne suffit pas, ça le touche. Il comprend qu'on se moque de son travail, mais il est dévasté à l'idée que les gens ne captent pas l'essence même de la pensée Sinekienne. C'est pourtant brillant. Pourquoi les choses ? N'est-ce pas le premier questionnement de l'enfant à ses parents. Cette succession de "Pourquoi ?" qui montrent sa curiosité au monde. Tandis qu'il se tapote le front avec son mouchoir en tissu siglé maladroitement aux initiales de Simon Sinek, notre ami consultant a soudainement envie de lâcher l'affaire et de se déclarer en burn-out, là, devant tout le monde, pour marquer le coup de son opposition à ce libéralisme grassement conservateur qui ne comprend rien à l'essentiel du monde. Malheureusement, il se souvient qu'il a un crédit qui court encore quinze ans sur son F3 à Cabourg.
"Je peux rajouter quelque chose ?", poursuit Nicolas le farceur. "Bien sûr !", répond le consultant qui aurait pourtant envie de l'émasculer. "J'ai lu un très bel ouvrage d'un philosophe handicapé, un certain Alexandre Jollien. Cela s'intitule Vivre sans pourquoi, et c'est pas mal du tout. C'est très apaisant..."
Le consultant s'assoit, calmement, sous les regards inquisiteurs du grand capital une fois encore victorieux. Il redoutait la carte Jollien. Il l'a lu, lui aussi, ce livre plein de bonheur qui incite à la simplicité et à l'acceptation. Il aimerait tant, lui aussi, lâcher un peu la corde et partir pêcher sur les bords de l'Yonne en se souvenant de son papi qui lui montrait comment saisir l'hameçon sans se piquer. Ne rien attendre, ne rien fixer, et effacer le Golden Circle.
"Ce livre s'adresse davantage aux humains qu'aux entreprises, Nicolas...", répond-il mécaniquement, professionnel jusqu'au bout. "Vous ne pouvez pas vous permettre de naviguer à vue sans rien promettre au monde…"
Puis il se lève, rebouche le marqueur bleu, efface son dessin et saisit son manteau. Dans un départ au ralenti que tout le monde observe avec compassion, il se dirige vers l'ascenseur du trente-quatrième étage. Personne ne l’accompagne. En s’éloignant et traversant le couloir froid et non décoré, il entend les moqueries. Plus personne n’écoute son Why et il ne sait pas pourquoi.
“En route pour Cabourg”, se dit-il.
La mer.
L'amer.
Pour faire court, le SWOT est une méthode de tri simple pour identifier les Forces (Strengths), Faiblesses (Weaknesses), Opportunités (Opportunities) et menaces (Threats). On n’a pas fait mieux pour avoir l’air intelligent à moindre frais.
La mer. L'amer. Sa mere....
ultra bien écrit, bravo